Écologie des mémoires politiques. Art, son, image


|

Écologie des mémoires politiques. Art, son, image
Projet de recherche 2024-2025
En partenariat avec l’Universidad de Valparaíso (Chili), l’Universidad Nacional del Litoral (Argentine), l’Université de La République (Argentine)
Responsables : Makis Solomos, Cécile Sorin


L’histoire semble être à un point d’inflexion. D’un côté, les événements politiques du XXème siècle en appellent à des processus de mémoire afin de reconnaître la violation des droits humains et de garantir leur non-répétition ; de l’autre, les conditions planétaires et écologiques actuelles exigent des actions politiques urgentes pour éviter la catastrophe et définir un destin commun. La crise climatique, la guerre, l’irruption de l’intelligence artificielle et des problèmes qu’elle soulève, le retour de discours de haine et des inégalités sociale, raciale et économique mondiales constituent un présent à prendre en charge. 

Dans ce contexte, notre projet vise à réfléchir à la position des arts dans notre passé récent, notre présent et notre futur. Il s’inscrit notamment dans les études du son et de l’image et c’est à partir de ces deux éléments ou matières artistiques qu’il pose les questions suivantes :

1. Quelle a été la présence du son et de l’image dans les événements politiques du XXème siècle, notamment dans les dictatures qui ont soumis violemment les populations et les ont privées de leurs droits dans le but de rétablir les privilèges de classe et de soutenir des modèles politiques et économiques déterminés qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de néolibéralisme ? 

2. De quelle manière l’image et le son jouent-ils un rôle fondamental dans la communication actuelle et comment peuvent-ils, à travers l’action artistique, faire face aux problématiques contemporaines, notamment celles écologiques et politiques ?

Ces deux questions tournent autour d’une préoccupation centrale : la connaissance des expériences du passé pour faire face aux exigences du présent. Autrement dit, il s’agit de prendre la mémoire (visuelle et sonore) comme une dimension qui, en revenant sur les faits pour combattre l’oubli, la négation et la possibilité de la répétition, agit aussi sur l’expérience permettant de réintégrer des actions au présent et au futur. La mémoire est active, elle est toujours créative et c’est pour cela qu’il faut insister sur sa condition artistique. Le projet portera donc sur les écologies des mémoires politiques car, comme l’a remarqué Félix Guattari, l’écologie comporte, en plus de la dimension environnementale, une dimension sociale et une dimension mentale, dimensions qui sont intimement liées. Cette notion élargie d’écologie est liée à la mémoire politique car sans elle il n’y a pas de développement social, mental ou environnemental. L’art, en se réappropriant la mémoire créative, prend en charge toutes les dimensions de la problématique écologique contemporaine.

Le projet travaillera la première question lors de la première année de son déroulement, en 2023-24, au Chili (pour la commémoration des cinquante années du coup d’État de Pinochet) et ensuite en France, avec deux cours de master et un colloque. Les participant-es réfléchiront à la dimension sonore et visuelle des violences politiques, notamment celles qui ont eu lieu dans la seconde partie du XXème siècle en Amérique latine – violences qui ont été systématiques et paradigmatiques –, tout en s’ouvrant à des expériences similaires (les dictatures en Asie ou en Grèce, les guerres mondiales et les génocides du siècle). Les rencontres chercheront à analyser les conditions de production de l’image et du son dans des contextes de violence politique. Cette production a lieu, d’un côté, pour renforcer la violence, soit en taisant la vérité des faits, soit en développant des dispositifs visuels et sonores oppressifs ; de l’autre, elle se développe dans les mouvements de résistance, pour rétablir la justice et l’égalité. Nous nous interrogerons sur la création artistique dans ces contextes de violence politique en traitant des sujets tels que : la création d’archives visuelles et sonores ; les récits autour des expériences des prisonniers politiques ; la création musicale, cinématographique et sonore dans des périodes dictatoriales ou de guerre et également dans les prisons ; les œuvres emblématiques ; les collectifs artistiques qui se sont confrontés aux dictatures et auxsilences des institutions artistiques. Il s’agira d’envisager les différentes modalités de construction d’une mémoire artistique autour des événements politiques du XXème siècle, affirmant la mémoire comme une condition de la création et de la recherche artistique, notamment dans les arts visuels et les arts sonores.

La seconde question sera développée lors de la deuxième année du projet, en 2024-25, en Uruguay et en France, avec deux cours de master et un colloque. L’axe de la discussion sera la problématique politique actuelle : comment la création et la recherche artistique peuvent prendre position, comment vont-elles agir. Il s’agit de penser le présent et de se projeter dans des futurs. La problématique implique à nouveau la mémoire avec la question sous-jacente : à quelle point l’action artistique est-elle capable d’intégrer la connaissance historique et politique pour prendre en charge les problèmes qui nous affectent aujourd’hui et demain ? Dans son court-métrage Les trois désastres (2013), Jean-Luc Godard nous dit qu’il ne peut pas y avoir un développement des technologies 3D sans mémoire historique et il suggère que l’action artistique dans ou avec la 3D consistera à retenir cette mémoire dans l’œuvre, dans le travail. Les réseaux sociaux, les tournages à partir de téléphones portables facilitent la production d’images de résistance par tout un chacun ainsi que leur diffusion à échelle mondialisée. Dans ce sens, comment intégrer cette mémoire dans le travail artistique de notre temps, en tenant compte des nouvelles technologies ? Aussi, le travail artistique doit plus que jamais prendre en charge la mémoire historique et l’activer à travers ses actions. La puissance créative de l’art est proportionnelle à sa capacité de matérialiser la mémoire dans de nouvelles idées, formes, matières. Des sujets fondamentaux seront abordés à partir du point de vue artistique : les questions écologiques, les mouvements de l’ordre mondial, la position européenne, celle de l’Amérique latine, la guerre et l’impact des nouvelles technologies, etc. Le propos consistera à évaluer des gestes artistiques en contexte de crise et en tenant compte de l’actuel changement de paradigme, de technologie et donc de sensibilité. Les arts sont fondamentaux pour comprendre les situations que nous vivons car, comme l’explique le philosophe Jacques Rancière, l’expérience est toujours sensible en premier lieu. En s’exprimant à travers notre corps, les œuvres d’art nous disent beaucoup du monde. La sensibilité est avant tout une question politique. Les rencontres viseront à éclaircir, autant que possible, les états actuels des arts visuels et sonores, leurs engagements à travers leurs mémoires qui peuvent ouvrir des horizons, comprendre le présent et se projeter dans le futur.

Ces problématiques auront un impact pédagogique fort dans la mesure où elles interrogent des mémoires situées dans leurs interactions avec le temps présent. Elles permettent à terme de saisir les enjeux historiographiques des archives audiovisuelles et sonores, d’apprendre aux étudiants à contextualiser leurs pratiques artistiques, à situer les questions relatives à la création dans un continuum culturel, historique, social et environnemental.