Nouvelles Écologies Sonores : sensibiliser à la biodiversité du Pantanal à l’aide de performances musicales et sonores


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Nouvelles Écologies Sonores : sensibiliser à la biodiversité du Pantanal à l’aide de performances musicales et sonores
Responsables : Makis Solomos (MUSIDANSE), William Teixeira (Université Fédérale du Mato Grosso do Sul )


Le point de départ du projet est le « tournant écologique » de l’art. Ces dernières années ont vu naître un art environnemental, ou encore un art écologique – certains parlent même d’un « anthropocènart » (cf. P. Ardennes, 2019 : 263) : les artistes et les chercheurs sur l’art se préoccupent de plus en plus de la relation à l’environnement, tissant une « esthétique environnementale » (cf. N. Blanc, 2008). En musique et dans les arts sonores, cette nouvelle conscience a commencé avec les pionniers et pionnières de l’écologie acoustique (M. Schafer, 1993 ; H. Westerkamp, 1998). Mais les musiciens ont globalement mis plus de temps à prendre ce tournant écologique, peut-être parce que la musique semble nécessiter davantage de moyens et que la question des moyens est cruciale dans cette affaire, peut-être parce que la relation mimétique à ce que l’on continue d’appeler nature – on parle plus volontiers de vivant (B. Morizot, 2020), aujourd’hui – y a longtemps perduré, empêchant les liens matériels de se tisser. Mais la conscience de l’environnement y émerge désormais, de même qu’elle innerve dans une mesure importante le travail des artistes sonores, des field recordists (enregistrements de terrain) de toutes sortes ou encore des artistes pratiquant les installations sonores en plein air.

En élargissant la notion d’écologie pour y inclure d’autres « environnements » (à nouveau dans le sens général du terme), et notamment celui mental (qui touche aux processus de subjectivation, aux affects et à l’écoute) ainsi que celui social ou politique, nous rencontrons un grand nombre de travaux artistiques. En effet, les musiciens et artistes sonores travaillent la relation à ces multiples environnements selon une relation éco-logique, impliquant un véritable souci pour le monde et son devenir. On peut analyser comment ces écologies contribuent à l’élaboration des techniques de composition ou de performance et, plus généralement, des pratiques musicales et sonores, comme elles se sédimentent dans des formes artistiques et sensibles. Inversement, on peut analyser comment les approches artistiques influent sur leurs environnements : comment elles façonnent du social, comment elles transforment les relations entre les humains, comment elles peuvent ouvrir, via leurs symbolisations, mais aussi leurs actions immédiates, des écoutes et des sentirs différents.

Le présent projet propose donc de contribuer à ce contexte de recherche par des perspectives qui offrent un nouveau regard sur la question écologique dans la musique et, plus largement, dans les arts sonores. Nous proposons de l’appliquer au cas du Pantanal brésilien. Le Pantanal est la plus grande zone humide tropicale du monde et l’un des plus grands biomes du Brésil. Sa principale caractéristique réside dans les inondations annuelles, au cours desquelles 80% du sol reste sous l’eau pendant la saison des pluies. Cette dynamique unique en fait un écosystème très riche, ce qui accroît l’intérêt économique de la région pour l’élevage de bétail et les plantations. La déforestation a été menée principalement par des brûlages incontrôlés qui, en 2020, ont brûlé 3 900 000 hectares de forêt naturelle et tué environ 17 millions d’animaux. Un écosystème aussi vaste avec sa dynamique complexe restent un sujet de recherche peu connu, en comparaison avec la forêt amazonienne, qui fait plus souvent l’objet de débats dans les discussions sur l’environnement. De même, la région et sa biodiversité sont également un domaine qui fait moins souvent l’objet d’études et, en raison de la nouveauté de l’État brésilien du Mato Grosso do Sul (46 ans), c’est aussi une région qui figure rarement dans les projets artistiques.

Ce projet de recherche propose d’abord une visite exploratoire de la région pour des enregistrements de terrain (field recording). Grâce à la méthodologie des promenades sonores pour l’enregistrement sur le terrain, cette visite augmentera la sensibilisation à l’écosystème et donnera l’occasion d’explorer différentes régions d’intérêt. La recherche offrira également à toute l’équipe l’occasion d’améliorer sa perception du son et de s’engager dans de nouveaux modes de connaissance, en plus de l’échange de technologies et de méthodologies de collecte de sons. Les field recording qui seront réalisés permettront également de mesurer la menace qui pèse sur la biodiversité du Pantanal. Ensuite, ces enregistrements seront exploités à la fois à des fins artistiques et pour sensibiliser à la biodiversité du Pantanal et aux menaces qui pèsent sur cette biodiversité. Cette liste rapide des variables qui forment un écosystème de performance montre que la création musicale dans ce contexte va bien au-delà de la composition de sons par le biais d’une notation écrite, mais traite d’une dynamique tout aussi élaborée, ouverte aux interactions pouvant survenir au contact de ces éléments. 

L’approche de l’équipe française, quant à elle, s’est distinguée internationalement par le développement d’un appareil critique capable d’analyser toutes les implications de ce que l’on nomme « environnement », qui aboutissent à l’idée mentionnée précédemment des trois écologies (F. Guattari, 1989). Cette équipe a longuement développé l’idée du son comme « milieu sonore » (Solomos, 2023) c’est-à-dire comme un réseau de relation mettant en relation l’auditeur avec ces multiples environnements. Nous habitons le son, de même que nous habitons le monde (cf. T. Ingold, 2000). Cette manière de penser le son permet de quitter l’idée que le son serait un « objet » et de le rendre « vivant », au sens où la nature, la société ou notre univers mental sont « vivants ». Penser le son dans ces termes fait le lien avec l’idée précédemment mentionnée d’« écosystèmes de performance » (Waters, 2007). Par ailleurs, cette équipe a déjà mené des enquêtes de terrain aboutissant notamment à une publications importante autour du fleuve Paraná (en Argentine) et associant des chercheurs argentins, brésiliens, chiliens et français (cf. R. Barbanti et al, 2023).

Ainsi, les deux approches se complétant et étant nourries par l’étude de terrain au Pantanal,pourront penser la création et la performance musicale et sonore dans sa relation intime avec cette région si riche et menacée du Brésil. Il ne s’agira pas seulement d’« utiliser » les sons enregistrés pour créer des œuvres musicales ; ni seulement de faire entendre des enregistrements peu altérés pour témoigner de l’extraordinaire biodiversité sonore qui règne encore dans le Pantanal. Il s’agira de mettre en relation presque directe les performances musicales et sonores – travaillées comme « écosystèmes » et « milieux », et issues du travail de terrain au Pantanal –avec tout ce que le Pantanal, grâce à sa biodiversité, a à offrir aux humains et aux plus-qu’humains. Nous pourrions citer ici Hildegard Westerkamp, célèbre compositrice de compositions issues de paysages sonores, qui écrit à propos de sa pièce Beneath The Forest Floor  : cette pièce « vise à encourager les auditeurs à visiter » la forêt menacée de la vallée de la Carmanah (Vancouver), mais aussi à donner « un sens très réel de ce qui est perdu lorsque ces forêts disparaissent : non seulement les arbres, mais aussi cette paix intérieure qu’ils nous communiquent – un sentiment d’équilibre et de concentration, d’énergie nouvelle et de vie. La forêt intérieure, la forêt en nous » (site web de H. Westerkamp).

La proposition de ce projet est donc de fournir des ressources pour la rencontre des approches des équipes du Brésil et de la France, élargissant le champ d’action des deux et leur permettant de compléter leurs approches. Dans le cadre de l’approche écologique proposée, le biome même où la recherche se déroulera au Brésil, c’est-à-dire le Pantanal Grosso do sul, assumera un rôle de premier plan en étant objet d’étude pour sa biodiversité sonore et ses façons dont l’art peut établir des dialogues avec la dynamique particulière de cet écosystème et avec les menaces environnementales constantes et croissantes qui le touchent (Woodland, 2023). Cette étude sera enrichie par des réflexions similaires sur des objets artistiques partageant cette proposition, tant dans le domaine de la musique expérimentale que dans celui de l’art sonore (Westerkamp, 1998). La collaboration entre les deux équipes a débuté lors de la première venue du Professeur Makis Solomos au Brésil en 2013 pour enseigner à l’UNICAMP, où le demandeur brésilien poursuivait son master. Depuis lors, son approche écologique a influencé les recherches menées ici, culminant dans cette proposition de collaboration. Outre les résultats scientifiques et artistiques, l’impact social du projet est clair, en donnant une visibilité internationale à l’un des écosystèmes les plus menacés du Brésil, qui ne reçoit cependant pas une attention proportionnelle à son importance. En diffusant ces réflexions, on espère non seulement que les causes écologiques seront reconnues, mais aussi que la richesse de sa biodiversité pourra être diffusée et expérimentée par le biais de l’art.