La Musique et le Monde d’Henri Threadgill. En présence d’Henry Threadgill et de Brent Hayes Edwards
Journée d’études
Mercredi 22 mai 2024, de 10h à 16h30
Centre parisien de l’Université de Chicago
Université Paris 8 ׀ Vincennes-Saint-Denis
Responsables : Alexandre Pierrepont, Nicolas Souchal
10h-12h - Lecture et discussion avec Henry Threadgill et Brent Hayes Edwards
En 2023, le compositeur, saxophoniste et flûtiste Henry Threadgill publie son autobiographie, Easily Slip into Another World : A Life in Music, coécrite avec Brent Hayes Edwards. Tour à tour lumineux, déchirant et hilarant, Easily Slip into Another World n’est pas seulement le récit par Threadgill de son éducation à Chicago, de son service militaire pendant la guerre au Viêt Nam, de ses nombreux voyages et de son exceptionnelle carrière musicale marquée par l’Association for the Advancement of Creative Musicians, mais aussi une réflexion inoubliable sur les complexités liées à la race, au capitalisme et au rôle de l’art, par l’un des plus grands artistes visionnaires de notre époque. Threadgill et Edwards liront des extraits du livre et participeront à une discussion avec Alexandre Pierrepont sur leur collaboration et sur la carrière singulière de Threadgill.
Le compositeur et multi-instrumentiste Henry Threadgill est reconnu comme l’une des voix les plus originales et innovantes de la musique contemporaine. Originaire de Chicago, il a étudié au Wilson Junior College et à l’AmericanConservatory of Music. Après avoir servi au Viêt Nam, il a rejoint l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM). Il a participé à plus d’une trentaine d’albums, dont ceux de ses ensembles Air, X-75, Henry Threadgill Sextett, Flute Force Four, Very Very Circus, Make a Move,Zooid, et Ensemble Double Up, ainsi que des disques de Muhal Richard Abrams, Roscoe Mitchell, Anthony Braxton, David Murray, Wadada Leo Smith et Leroy Jenkins. Il a notamment reçu une bourse Guggenheim en 2003, un Doris Duke Award en 2016 et un Excellence in the Arts Award en 2016 de la part des Vietnam Veterans of America. En 2021, il a été nommé Jazz Master par la National Endowment for the Arts. L’œuvre en quatre mouvements de Threadgill, In for a Penny, In for a Pound, a remporté le prix Pulitzer en 2016. Dernier album en date : The Other One (Pi Recordings, 2023).
Brent Hayes Edwards est professeur d’anglais et de littérature comparée à l’université Columbia de New York, où il est affilié au Centre d’études sur le jazz. Il est également directeur du Scholars-in-Residence Program au Schomburg Center for Research in Black Culture de la New York Public Library et rédacteur en chef de la revue PMLA. Il a reçu une bourse Guggenheim en 2015 et a été élu à l’Académie américaine des arts et des sciences en 2020. Parmi les ouvrages primés d’Edwards on peut citer The Practice of Diaspora : Literature, Translation, and the Rise of Black Internationalism, qui a récemment été publié en traduction française par Rot Bo-Krik (2024) ; Epistrophies : Jazz and the Literary Imagination (Harvard, 2017) ; la traduction anglaise du classique de Michel Leiris L’Afrique fantôme (Seagull Books, 2017) ; et Écrire le monde noir (Rot-Bo-Krik, 2024), un volume coédité des écrits de l’entre-deux-guerres de Paulette Nardal.
14h-16h30 - Variations autour d’Henry Threadgill
Henry Threadgill, ou la densité par Nicolas Stephan
Écouter Henry Threadgill, c’est regarder la foule compacte des passants dans une ville éclatée, large, presque en sueur. Les humains à l’intérieur de cette foule vont dans mille directions, mais ils ne font qu’un. Ils racontent un trajet commun, quand chacun pourtant creuse un sillon qui lui est propre. La superposition des tracés sur la carte forme alors une vibration qui pourrait contenir une magie propre à ranger le monde et ses habitant(e)s, de telle sorte que chacun y vive bien. Si on se donne la peine de tendre l’oreille (entre les lignes ?).
This brings us to, « Tomorrow sunny / The Revelry, Spp »
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Tentative de Description (d’un solo de Henry Threadgill)
pour Pierre-Antoine Badaroux au saxophone alto
par Jean-Luc Guionnet, saxophoniste alto
Passer outre les mots.
Se passer sans les mots.
Se passer des mots…
La pensée fait ça très bien et la musique encore mieux !
Eh bien n’essayons pas de le prouver, ni non plus que la musique pense, mais tentons de renvoyer cette balle pressentie :
-
en décrivant avec des mots un solo de saxophone alto de Henry Threadgill,
-
en ne disant pas lequel, et
-
en proposant la description à Pierre-Antoine Badaroux, saxophoniste alto, pour qu’à son tour il renvoie au son ce qui lui revient.
- Une partition ?
- Oui
- Et puis pourquoi ce solo et pas un autre ?
- Mais pourquoi un autre ?
Bref, voici ce que j’en sais : ce solo-là tourne en mémoire, me la retourne, beaucoup et souvent, au point de se déclencher en tête sans qu’on lui demande rien. Autrement dit : une bonne raison d’en tenter la description, ne serait-ce que pour tenter d’en connaître plus à son sujet, et l’entendre un peu plus.
Histoires parallèles de saxophonistes alto.
Easily Slip into Another World : A Life in Music
Henry Threadgill avec la collaboration de Brent Hayes Edwards (Éditions Alfred A. Knopf, New York, 2023)
La parution, en 2023, de l’autobiographie d’Henry Threadgill est l’occasion rêvée de revenir sur la vie et l’œuvre de l’un des plus surprenants inventeurs de mondes du champ jazzistique. En sa présence et celle de son biographe, Brent Hayes Edwards, et avec la participation de trois saxophonistes français se livrant à différentes analyses formelles de ses systèmes de composition : Nicolas Stephan, Pierre-Antoine Badaroux et Jean-Luc Guionnet.
Henry Threadgill a lui-même comparé sa musique à un restaurant d’Amsterdam où il n’y a pas de menu : chaque plat est cuisiné d’aprés l’envie de celle ou celui qui passe commande. Il est vrai que l’on peut facilement se perdre dans cette musique, aussi droite et aussi zigzagante qu’un labyrinthe. Chaque chose y est à sa place et ailleurs en même temps. Tout le liant du travail de Threadgill est moins dans l’observance d’un idiome quelconque que dans l’utilisation de matériaux composites redécoupés et réagencés selon la géométrie d’un autre monde sonore. Scott Joplin et le ragtime de nombreuses fois salués, le paso-doble et les musiques du Venezuela (où il a séjourné), le funk et les fanfares de science-fiction (inspirées des « marching bands » du South Side de Chicago dans lesquels le saxophoniste paradait dans les années 1960), la musique dite « contemporaine » depuis Bach, Varèse ou Muddy Waters... ne sont nullement cités en tant que tels mais comme refondus dans des « compositions organiques » portées par l’une ou l’autre de ces formules orchestrales atypiques (un double quartette de flûtes et de contrebasses avec voix, un septette de guitares et violoncelles avec saxophone, trombone ou cor d’harmonie, deux tubas, deux guitares électriques et batterie, etc.), dont Threadgill a le secret – refondus au même titre que les timbres sont tressés ou que les rythmes sont produits par l’enlacement plutôt que par la ponctuation. Le tout animé par cette dynamique de fourmillements et de fluctuations où quelque chose sombre ou émerge en permanence. Car Threadgill bouleverse l’approche même de l’écriture musicale et de la « composition spontanée ». Muhal Richard Abrams le surnommait « le magicien ». Sa musique, ce serait la musique des sphères prises au bond.
Alexandre Pierrepont
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Infos pratiques
Centre parisien de l’Université de Chicago - https://centerinparis.uchicago.edu/
6, rue Thomas Mann - 75013 Paris
Métro ligne 14, arrêt Bibliothèque François Mitterrand
RER C, arrêt Bibliothèque François Mitterrand
Bus 62-64-89-132-325, arrêt Bibliothèque François Mitterrand
Entrée libre
Contact : belenosc@orange.fr
L’Onagre et Fêtes Enfouies
Je découvre avec l’âge la réversibilité du pavillon de mon instrument : pour sûr il amplifie — ça je le savais — mais aussi il recueille. On va dire qu’allant des poumons vers l’atmosphère, il est au travail parmi tous les porte-voix du monde, et qu’allant du dehors au dedans, il distille avec tous les alambics. Si dans un sens le pavillon diffuse et amplifie mécaniquement, dans l’autre, par le temps propre d’une pratique, il reçoit — l’entonnoir ! — il recueille et concentre ce qui reste : le sédiment peu subjectif et pourtant singulier d’une histoire, le goutte à goutte d’un alcool rendue fort par le tuyau des influences toutes plus indécidables, souvent avec retard, mais parfois aussi en signe avant-coureur.
Et là ? une ligne en boule, une concrétion, un nodule de roche dans la roche, le chiffon froissé d’une mémoire insue qui se déplierait : ces quelques notes jouées et rejouées à l’alto, insistantes, des années durant, dans l’intimité, c’est-à-dire jamais en concert, pour finir par en faire,
transformées,
quelque chose ritournelle,
avec au plafond l’araignée amie,
et tournant au dedans petit vélo,
pour finir par les retrouver…
là, ces notes, à la façon :
- d’un aphorisme qui tournerait entre quelques communautés-lesquelles,
- d’un adage de poète qui droit monterait tout,
- du dicton qui dirait ce qu’il est sans dire ce qu’il dit,
- etc.
… les retrouver donc là, ces notes : un petit bout de Sweet Holy Rag, « dans Rag, Bush and All ».
Jean-Luc Guionnet
10am-12pm - Reading and discussion with Henry Threadgill and Brent Hayes Edwards
In 2023, the composer, saxophonist and flutist Henry Threadgill published his autobiography, Easily Slip into Another World : A Life in Music, co-written with the writer and scholar Brent Hayes Edwards. By turns luminous, harrowing, and uproarious, Easily Slip into Another World is not only Threadgill’s narrative of his upbringing and education in Chicago, his military service during the Vietnam War, his extensive travels, and his brilliant career in music, but also an unforgettable reflection on the complexities of race, capitalism, and music by one of the great visionary artists of our time. Threadgill and Edwards will read selections from the book and participate in a discussion with Alexandre Pierrepont about their collaboration and about Threadgill’s singular career.
The composer and multi-instrumentalist Henry Threadgill is widely recognized as one of the most original and innovative voices in contemporary music. A Chicago native, he studied at Wilson Junior College and at the American Conservatory of Music and, after serving in Vietnam, joined the Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM). He has performed on more than thirty albums, including acclaimed releases from his bands Air, X-75, the Henry Threadgill Sextett, Flute Force Four, Very Very Circus, Make a Move, Zooid, and Ensemble Double Up, as well as records by Muhal Richard Abrams, Roscoe Mitchell, Anthony Braxton, David Murray, Wadada Leo Smith, and Leroy Jenkins. His awards include a 2003 Guggenheim Fellowship, a 2016 Doris Duke Award, and a 2016 Excellence in the Arts Award from the Vietnam Veterans of America, and in 2021 he was named a Jazz Master by the National Endowment for the Arts. Threadgill’s four-movement work, In for a Penny, In for a Pound, won the Pulitzer Prize for Music in 2016. His most recent album is The Other One (Pi Recordings, 2023).
Brent Hayes Edwards is the Peng Family Professor of English and Comparative Literature at Columbia University in New York, where he is affiliated with the Center for Jazz Studies. He is also the director of the Scholars-in-Residence Program at the Schomburg Center for Research in Black Culture of the New York Public Library and the editor of the journal PMLA. He was a Guggenheim Fellow in 2015, and in 2020 he was elected to the American Academy of Arts and Sciences. Edwards’s award-winning books include The Practice of Diaspora : Literature, Translation, and the Rise of Black Internationalism, which has recently been published in French translation by Rot-Bo-Krik (2024) ; Epistrophies : Jazz and the Literary Imagination (Harvard, 2017) ; the English translation of Michel Leiris’s 1934 classic L’Afrique fantôme (Seagull Books, 2017) ; and Écrire le monde noir (Rot-Bo-Krik, 2024), a co-edited volume of the collected interwar writings of Paulette Nardal.
2pm-4.30pm - Variations on Henry Threadgill
Henry Threadgill, or density
By Nicolas Stephan
To listen to Henry Threadgill is to watch the compact crowd of passers-by, in a city bursting at the seams, wide and almost sweaty. The humans inside this crowd go in a thousand directions, but they are all one. They narrate a common journey, yet each one digs its own furrow. The superimposition of these traces on the map forms a vibration that could contain a magic capable of shaping the world and its inhabitants in such a way that everyone can live well in it. If we take the trouble to listen (between the lines ?).
This brings us to, “Tomorrow sunny / The Revelry, Spp”.
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Attempted Description (of a Henry Threadgill solo)
for Pierre-Antoine Badaroux on alto saxophone,
by Jean-Luc Guionnet, alto saxophonist
Passing beyond words.
Go without words.
Do without words...
Thought does that very well, and music even better !
Well, let’s not try to prove it, nor that music thinks, but let’s try to return this prescient ball :
1) by describing in words a Henry Threadgill alto sax solo,
2) not saying which one, and
3) by offering the description to Pierre-Antoine Badaroux, alto saxophonist, so that he in turn can give the sound its due.
- A score ?
- Yes, a score.
- And why this solo and not another ?
- But why another ?
In short, here’s what I know about it : this solo turns over and over in my memory, often and often, to the point of being triggered in my head without being asked. In other words, it’s a good reason to try and describe it, if only to find out more about it and hear a bit more of it.
Parallel stories of alto saxophonists.
Easily Slip into Another World : A Life in Music
Henry Threadgill
with the collaboration of Brent Hayes Edwards
(Alfred A. Knopf editions, New York, 2023)
The publication, in 2023, of Henry Threadgill’s autobiography (Easily Slip into Another World : A Life in Music, Brent Hayes Edwards, ed., New York, Alfred A. Knopf, 2023) is the perfect opportunity to revisit the life and work of one of the most surprising world inventors in the jazz field, who won the Pulitzer Prize in 2016. In his presence and that of his biographer, and with the participation of three French saxophonists engaged in different formal analyses of his compositional systems : Nicolas Stephan, Pierre-Antoine Badaroux and Jean-Luc Guionnet.
Henry Threadgill himself has compared his music to an Amsterdam restaurant where there is no menu : each dish is cooked according to the whim of the person placing the order. It’s true that it’s easy to get lost in this music, which is as straight and zigzagging as a labyrinth. Everything is in its place and elsewhere at the same time. The binding force of Threadgill’s work lies less in the observance of any particular idiom than in the use of composite materials re-cut and rearranged according to the geometry of another sound world. Scott Joplin and his much-acclaimed ragtime, paso-doble and the music of Venezuela (where he stayed), funk and science-fiction brass bands (inspired by the marching bands of Chicago’s South Side in which the saxophonist paraded in the 1960s), so-called “contemporary” music from Back, Varese or Muddy Waters.... are in no way cited as such, but as recast in “organic compositions” carried by one or other of these atypical orchestral formulas (a double quartet of flutes and double basses with vocals, a septet of guitars and cellos with saxophone, trombone or French horn, two tubas, two electric guitars and drums, etc.), Threadgill’s secret - recast in the same way as timbres are braided or rhythms are produced by intertwining rather than punctuation. All animated by this dynamic of swirls and fluctuations, where something is constantly sinking or emerging. Threadgill continues to renew the very approach to musical writing and “spontaneous composition”. Muhal Richard Abrams called him “the magician”. Henry Threadgill’s music would be the music of spheres caught in the act.
Alexandre Pierrepont
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Practical information
University of Chicago Parisian Center - https://centerinparis.uchicago.edu/
6, rue Thomas Mann - 75013 Paris
Metro line 14, Bibliothèque François Mitterrand stop
RER C, Bibliothèque François Mitterrand stop
Bus 62-64-89-132-325, Bibliothèque François Mitterrand stop
Free admission
Contact : belenosc@orange.fr
Evening primrose and buried festivities
With age, I’m discovering the reversibility of my instrument’s bell : of course, it amplifies - I knew that - but it also collects. Let’s say that from the lungs to the atmosphere, it’s at work among all the megaphones of the world, and from the outside to the inside, it distills with all the stills. If, in one direction, the pavilion mechanically diffuses and amplifies, in the other, through the proper time of a practice, it receives - the funnel ! - it collects and concentrates what remains : the hardly subjective yet singular sediment of a history, the drip by drip of an alcohol made strong by the hose of the most indecisive influences, often with delay, but sometimes also as a harbinger.
And there ? a line in a ball, a concretion, a nodule of rock in the rock, the crumpled rag of an unwritten memory unfolding : these few notes played and replayed on the viola, insistent, for years, in intimacy, i.e. never in concert, to end up making it,
transformed,
into something of a ritornello,
with a friendly spider on the ceiling,
and a little bicycle turning inside,
to end up finding them...
these notes, like :
- an aphorism that turns between a few communities,
- a poet’s adage that’s right on the money,
- a saying that says what it is without saying what it says,
- etc.
... to find them there, these notes : a little piece of Sweet Holy Rag, in “Rag, Bush and All.”
Jean-Luc Guionnet