Musique et genre. État des recherches actuelles
Colloque
Novembre 2015, Université Paris 8
Responsable : Frédérick Duhautpas
Ce colloque propose d’aborder les questions encore relativement peu étudiées en France touchant aux rapports entre musique et genre. Si la France a été pionnière, dans le domaine des études littéraires féministes avec notamment une autrice comme Hélène Cixous1, elle semble être restée plutôt en retrait par rapport aux développements que ces questions ont connus dans les pays anglo-saxons – notamment avec les travaux associés aux approches dites de la new musicology (aux USA) ou de la critical musicology (en Grande Bretagne). On note pourtant un intérêt croissant pour ces questions avec les contributions d’un certain nombre de chercheu-rs-euses francophones2. Notons également que l’ouvrage classique de 1991 de Susan McClary vient d’être traduit3
En dépit de leurs diversités et de leurs spécificités, les approches musicologiques, qu’on tend souvent à regrouper de façon informelle sous les termes de « musicologie féministe », d’ « études musicologiques de genre », de queer musicology4, etc., ont souvent en commun d’étudier les différentes façons dont les constructions sociales et les modes de représentation touchant à la distribution de rôles genrés peuvent affecter la pratique et le contenu musical, ainsi que les discours et les regards que l’on porte sur la musique. Elles interrogent également les processus par lesquels ces pratiques peuvent participer à la construction d’identités sexuées et genrées au sein d’un système social de domination androcentrique et hétéronormatif. Ces approches impliquent souvent la remise en question d’un certain nombre de présupposés et de tenants épistémologiques sur lesquels s’appuie la recherche musicologique traditionnelle.
D’une manière générale, notre environnement social et culturel est fondé sur des modes de différentiations établis sur la base de distinctions de genre imprégnant et affectant d’une façon ou d’une autre la plupart des activités et comportements sociaux, y compris la musique. Comme le rappelle Walser, les constructions musicales sont puissantes, dans la mesure où elles se donnent pour naturelles et non-construites. On vit la rhétorique musicale, en apparence en dehors de tout référent social, comme quelque chose de pur, de personnel et de subjectif,...5 Et pourtant cette impression de « naturel » dépend de nos réponses souvent inconscientes et conditionnées à des systèmes discursifs complexes qui se sont développés historiquement et socialement en tant que pratiques spécifiques. Ce n’est pas seulement les paroles ou l’imagerie visuelle, mais la musique elle-même qui participe à la construction d’expériences genrées. Certains paramètres compositionnels spécifiques, que ce soit le rythme, les hauteurs, l’harmonie, le timbre sont porteurs de significations, d’autres en tant que structures sémiotiques musicales complexes et mutables propres à la tradition musicale occidentale dont l’origine peut remonter à plusieurs siècles.
De telles significations opèrent dans des contextes sociaux structurés à travers des catégories politiques tels que le genre, les classes ou les catégorisations racialisantes. Les significations musicales par conséquent sont inséparables des constituants fondamentaux de la réalité sociale. Les études musicologiques de genre se rattachent au large mouvement d’approches musicologiques apparues au cours des années 1980/1990 et visant à éclairer le contenu des œuvres musicales à la lumière des significations sociales et politiques qui les environnent et les traversent. Ces approches s’inscrivent donc en faux contre les discours traditionnels qui tendent à présenter la musique comme un objet pur, autonome, détaché de toute contingence sociale ou politiqueet réservé à la recherche analytique et historiographique. Elles recoupent d’une certaine manière les analyses sociales comme celles d’un Bourdieu6 qui étudient les déterminismes sociaux traversant les pratiques et les modes de consommation artistiques.
Nous entendons organiser ce colloque non seulement dans le but d’établir un état des lieux des recherches actuelles sur le sujet, mais aussi pour donner un élan et une visibilité accrue à ce domaine de recherche en France et dans les pays francophones. Parmi les différentes pistes qui seront proposées, notons les axes suivants :
1. Genre et contenu musical. Quand on aborde la question des représentations genrées et sexistes en musique, il est fréquent qu’on s’attache en premier lieu à analyser ce qui est le plus perceptible : les textes chantés, les clips, les discours, les tenues vestimentaires ou tout simplement les différents comportements sociaux au sein de la scène musicale considérée. C’est en ce sens que nombre de travaux sociologiques ont abordé cette question. Mais on occulte souvent que c’est aussi dans le matériau musical lui-même que peuvent s’inscrire ces codes. Car si les questions de rapports de genre peuvent s’observer en premier lieu dans les comportements se déployant autour de la musique, elles peuvent aussi s’insinuer dans la pratique musicale elle-même, notamment à travers sa dimension expressive. Ce premier axe de réflexion abordera donc les différentes façons dont la musique peut véhiculer des significations genrées, que ce soit à travers ses différents paramètres compositionnels ou à travers l’interaction de la musique avec d’autres média.
?2.Genre et processus de subjectivation. L’écoute et la pratique de la musique génèrent souvent des sensations, des affects, des images, etc. La musique canalise des forces, des flux d’intensités et déploie une constellation de significations (expressives, sociales, politiques,...) qui peuvent d’une manière ou d’une autre participer à la construction d’identités, de rapports aux corps, aux sentiments, au désir, etc. À cet égard, on ne peut négliger l’impact des constructions genrées en musique sur la façon dont les auditeurs et les musiciens bâtissent leurs rapports au monde. La musique, en effet, peut influencer et même participer à la façon dont les auditeurs construisent et définissent leurs sensations les plus intimes7. Sachant combien la canalisation et la normalisation des processus de constructions touchant au genre, à la sexualité et au désir sont cruciales dans le maintien hégémonique des structures de domination et de marginalisation, il paraît nécessaire de s’intéresser à la façon dont la musique peut activement participer à la formation d’expériences et d’identités genrées et/ou sexuées, qu’elles se conforment ou s’émancipent des attendus sociaux. Il sera, par exemple, question de la représentation, de la mise en œuvre et de la construction même du corps, ou encore, des différents modèles de ce que l’on peut appeler « sensibilité », que la notion de genre peut éclairer, et qui prennent chair musicalement.
3. La place des femmes et des diversités sexuelles en musique – Eu égard à la musique du passé, nombre de travaux de musicologie « féministe » ont été amené à interroger la question des canons établis de la musique de répertoire et d’éclairer dans quelle mesure les femmes avaient été largement évacuées del’historiographie musicale et des études musicologiques d’une façon plus générale. Au delà des seules considérations historiques, les problématiques touchant à la visibilité des femmes et au sérieux prêté à leurs compétences, que ce soit en tant que compositrices ou instrumentistes, restent encore d’actualité. Si la situation des femmes a bien entendu évolué depuis le XIXe siècle, la visibilité et l’accès à des postes de pouvoir ou de prestige restent encore compliqués de nos jours. Que dire de la surreprésentation masculine au sein du Groupe de recherches musicales, par exemple ? Que dire de la sous-représentation des femmes accédant à un poste de soliste dans les orchestres, de la place des femmes au sein des formations jazz (autre que la place de chanteuse)8, de la visibilité et du sérieux accordés aux femmes dans les scènes rock, rap, metal, techno, etc. ? Ce troisième axe propose donc d’aborder la vaste question de la place des femmes dans la pratique musicale, l’histoire de la musique, les institutions musicales ou l’enseignement musical. Les perspectives de cet axe peuvent s’entendre plus largement aux questions touchant au domaine des queer studies en ce qui concerne la visibilité et la place des diversités sexuelles et de genre.
4. Genre et épistémologie. Dans une perspective méta-discursive et auto-réflexive, ce quatrième axe propose d’interroger les différents positionnements et discours vis-à-vis des pratiques musicales. Car les réflexions épistémologiques qu’introduisent les études de genre impliquent aussi une nécessaire analyse critique des outils, concepts et modes de représentations sur lesquels les différents discours sur la musique et de son environnement s’appuient. Elles impliquent aussi une prise de conscience du regard historiquement et socialement situé du/ de la chercheu-r-se/théoricien-ne. On ne peut pas occulter le fait que les constructions de l’identité sexuelle et de genre des aut-eur-rices puissent affecter leurs dispositions, leurs regards, leurs discours, voire leurs outils d’analyse. On sait que nombre d’écrits notamment théoriques utilisent des images ou des terminologies genrées (thèmes, cadences masculines ou féminines, par exemple). Cet axe d’étude entend examiner, entre autres, l’usage de termes genrés dans les descriptions techniques, théoriques ou esthétiques de la musique que ce soit dans les discours académiques ou plus généralement musicographiques. Il s’agit d’étudier comment les constructions sociales de la masculinité et de la féminité ont pu imprégner la façon de penser ou de décrire la musique, ainsi que la manière dont ils participent plus globalement à la pérennisation de modes de représentation genrés au niveau social.